La Tête-noire (Jacques-Philippe D’ORNEVAL - Louis FUZELIER - Alain-René LESAGE)

Pièce en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Foire Saint-Laurent, le 31 juillet 1721.

 

Personnages

 

MONSIEUR JÉRÔME, vieux, garçon retiré du commerce

MADAME CANDI, marchande confiseuse, sœur de Monsieur Jérôme

ARGENTINE, leur nièce

ARLEQUIN, domestique de Monsieur Jérôme

MARINETTE, domestique de Monsieur Jérôme

CHARLOT, enfant de Madame Candi

JAVOTTE, enfant de Madame Candi

CLITANDRE, ancien maître d’Arlequin

UN CLERC de Procureur

UN PEINTRE

UN MITRON

UN SUISSE

UN GASCON

UN NOTAIRE

TROUPE DE MASQUES

 

La scène est à Paris dans la maison de Monsieur Jérôme.

 

Le théâtre représente une salle.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Cette Pièce fut faite à l’occasion d’un faux bruit qui courut à Paris, qu’il y avait dans certaine Communauté une jeune Demoiselle, dont le visage ressemblait à une Tête de mort. On offrait, disait-on, une Somme considérable au premier Garçon qui voudrait l’épouser. Il se présenta effectivement, pour la voir, un grand nombre de Jeunes gens, qui étaient assez crédules pour ajouter foi à cette Fable, et qui voulaient même entrer par force dans cette Communauté. On fut obligé, pour les repousser, de mettre pendant plusieurs jours des Gardes à la porte.

 

 

Scène première

 

MARINETTE, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

J’accours à vos ordres, Mademoiselle Marinette. Qu’y a-t-il pour votre service ?

MARINETTE.

J’ai appris que tu as quitté le service de Clitandre.

ARLEQUIN.

Cela est vrai. J’ai été obligé de l’abandonner. Je n’étais plus en état de l’entretenir.

MARINETTE.

Qu’appelles-tu l’entretenir ?

ARLEQUIN.

Hé, parbleu ! le faire vivre. Il ne subsistait depuis quelque temps que par le crédit que j’avais chez un Rôtisseur et un Cabaretier.

MARINETTE.

Et ces animaux-là ont apparemment perdu patience ?

ARLEQUIN.

Vous l’avez dit. Mon Maître et moi, nous nous sommes séparés à l’amiable, pour n’être plus à charge l’un à l’autre.

MARINETTE.

Tu as bien fait. Il ne tiendra qu’à toi d’entrer dans une meilleure condition.

ARLEQUIN.

Où cela ?

MARINETTE.

Ici.

ARLEQUIN.

Serait-il possible ?

MARINETTE.

Je t’ai proposé à Monsieur Jérôme, mon Maître. Il a besoin d’un Valet qui ait de l’esprit et de l’adresse, en un mot, d’un homme comme toi.

ARLEQUIN.

Vous êtes toujours flatteuse, ma Princesse.

MARINETTE.

Monsieur Jérôme est un vieux Garçon qui me laisse tailler et rogner à ma fantaisie.

ARLEQUIN.

La bonne maison !

MARINETTE.

Tu y feras grand’ chère.

ARLEQUIN.

Et de plus, je m’y verrai avec une aimable Fille, qui a déjà eu pour moi de petites bontés préliminaires...

MARINETTE.

Taisez-vous, badin. J’aperçois Monsieur Jérôme.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, MARINETTE, MONSIEUR JÉRÔME

 

ARLEQUIN, à part.

La plaisante figure !

MONSIEUR JÉRÔME, bas à Marinette.

Qui est cet homme-là ?

MARINETTE, bas à Monsieur Jérôme.

C’est le sujet dont je vous ai parlé.

MONSIEUR JÉRÔME, envisageant Arlequin.

Ha, ha ! Je crois qu’il me conviendra.

ARLEQUIN, lui faisant la révérence.

Monsieur, Mademoiselle Marinette connaît mes petits talents.

MARINETTE, bas à Monsieur Jérôme.

C’est de vrai votre homme. Je vous laisse avec lui.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR JÉRÔME, ARLEQUIN

 

MONSIEUR JÉRÔME.

Oh çà, mon Ami, je te prends à mon service. Marinette m’a dit toutes tes bonnes qualités.

ARLEQUIN.

Monsieur...

MONSIEUR JÉRÔME.

Elle m’a surtout vanté ta discrétion.

ARLEQUIN.

Elle peut vous en répondre.

MONSIEUR JÉRÔME.

C’est une bonne caution, au moins.

ARLEQUIN.

À qui le dites-vous !

MONSIEUR JÉRÔME.

Elle a toute ma confiance.

ARLEQUIN.

J’en suis persuadé.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je suis si content de cette Gouvernante que je ne songe point à me marier.

ARLEQUIN.

Oh ! Quand on a une fille comme celle-là dans un ménage, on peut bien se passer de femme.

MONSIEUR JÉRÔME.

Assurément, Je me repose sur elle pour l’arrangement de mes petites affaires.

ARLEQUIN.

Cela vous soulage bien.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je t’en réponds. Aussi, je ne prétends pas payer d’ingratitude tous ses bons services.

ARLEQUIN.

Je le crois.

MONSIEUR JÉRÔME.

J’ai résolu de faire dès aujourd’hui sa fortune, et la tienne en même temps.

ARLEQUIN, riant.

Je vous vois venir, Monsieur Jérôme.

MONSIEUR JÉRÔME.

Que veux-tu dire par là ?

ARLEQUIN.

Vous rentrez en vous-même, et vous me choisissez pour vous défaire d’elle honnêtement.

MONSIEUR JÉRÔME.

Tu prends le change, mon Enfant. Il ne s’agit point de cela. Écoute la confidence que j’ai à te faire.

ARLEQUIN.

Vous n’avez qu’à parler.

MONSIEUR JÉRÔME.

J’avais un Frère nommé Médard, établi à Carthagène. Sa Femme et lui sont morts, et n’ont laissé qu’une fille de dix-huit ans, nommée Argentine, qui a pris le parti de s’embarquer pour venir en France avec cent bonnes mille livres en lingots.

ARLEQUIN.

Cent mille livres ! Peste ! cela est bon.

MONSIEUR JÉRÔME.

J’ai été la recevoir à Brest, et nous n’en sommes de retour que d’hier au soir. Madame Candi, ma sœur, veuve d’un confiseur de la rue des Lombards, qui est une Marieuse, a déjà un Épouseur en main pour Argentine.

ARLEQUIN.

Tant mieux. Vous en serez plus tôt débarrassé.

MONSIEUR JÉRÔME.

Non, non, je ne veux point marier ma nièce. Il faudrait en la livrant...

Il fait l’action de compter de l’argent.

ARLEQUIN.

Ah ! je vous entends ! Vous couchez en joue les Lingots.

MONSIEUR JÉRÔME.

Tu l’as dit. Et vois ce que j’ai dessein de faire pour me les approprier.

ARLEQUIN.

Voyons.

MONSIEUR JÉRÔME.

Tu vas te déguiser en fille, et je te ferai passer pour Argentine.

ARLEQUIN.

Qui ? Moi ! Fi donc ! vous n’y pensez pas !

MONSIEUR JÉRÔME.

Oh ! que si. Ce n’est que pour dégoûter le Cavalier dont ma sœur a fait choix pour ma Nièce.

ARLEQUIN.

Fort bien.

MONSIEUR JÉRÔME.

Il me faut un visage très désagréable.

ARLEQUIN.

Je vous parais donc propre...

MONSIEUR JÉRÔME.

Admirable. J’avais jeté les yeux sur un certain Nègre, mais j’aime mieux te donner ce personnage à faire.

ARLEQUIN.

Je vous remercie de la préférence.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je ne sais pas même si le Cavalier viendra jusqu’ici, car ma sœur ne t’aura pas si tôt vu qu’elle sera la première à rompre ce mariage.

ARLEQUIN.

Cela peut être.

MONSIEUR JÉRÔME.

Tu devines le reste. Madame Candi me laissera disposer de la Pupille dont je suis Tuteur.

ARLEQUIN.

Sans difficulté.

MONSIEUR JÉRÔME.

Aussitôt, je vous la cloître secrètement dans le fond d’une Province où ma sœur ne s’avisera jamais d’aller.

ARLEQUIN.

Voilà ce qui s’appelle un Tuteur !

MONSIEUR JÉRÔME.

Je me rendrai Maître de tous les Lingots.

ARLEQUIN, se grattant l’oreille.

Il y a quelque chose à redire à cet article-là.

MONSIEUR JÉRÔME.

Oh ! vous en aurez, Marinette et toi, une bonne partie.

ARLEQUIN.

C’est une autre affaire.

MONSIEUR JÉRÔME.

Tu vois à présent mon intention.

ARLEQUIN.

Je la trouve fort raisonnable.

MONSIEUR JÉRÔME.

Après tout, Argentine est belle et d’un caractère vif ; elle se perdrait dans le monde.

ARLEQUIN.

Le bon Oncle que vous êtes ! Vous n’avez en vue que son bien.

MONSIEUR JÉRÔME.

Or sus, ne perdons point de temps. Je vais faire avertir ma sœur de mon arrivée. Prépare-toi à bien jouer ton personnage.

ARLEQUIN.

Ne vous mettez pas en peine.

MONSIEUR JÉRÔME.

Fais tout ce que tu pourras pour lui ôter l’envie de marier sa Nièce.

ARLEQUIN.

Vous serez content de moi.

MONSIEUR JÉRÔME.

Marinette va te donner tout ce qu’il faut pour ton déguisement.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ARLEQUIN, seul

 

Me voilà chargé d’un beau Rôle ! Je suis obligé de me rendre désagréable aux hommes. Franchement, je ne sais si je pourrai m’y résoudre, quand j’aurai une fois sur le corps un habit de femme.

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, MARINETTE

 

MARINETTE, apportant une toilette et des habits de femme.

Tiens. Voici ma Toilette et des habits que je t’apporte.

ARLEQUIN.

Ah ! petite Malicieuse, c’est donc pour représenter une Laideron que tu m’as introduit chez Monsieur Jérôme.

MARINETTE, lui passant la main sous le menton.

Va, mon ami. Cette laideron-là ne laisse pas d’être à mes yeux un joli Brunet.

ARLEQUIN.

La Friponne ! Que j’ai d’impatience de gagner des Lingots !

MARINETTE.

Je n’en ai pas moins d’envie que toi.

ARLEQUIN.

Que je te ferai porter d’habits dorés, quand je serai ton Mari !

MARINETTE, s’en allant.

Ah ! que je t’en ferai porter aussi, quand je serai ta femme !

ARLEQUIN.

Oh ! je n’en doute pas !

 

 

Scène VI

 

ARLEQUIN, seul

 

Çà, changeons de décoration. Voilà peut-être la première fois qu’on s’est mis à une Toilette pour s’étudier à déplaire aux hommes.

Il arrange sa Toilette, crache dessus le miroir, l’essuie, etc. Il se met sur un tabouret, prend un peigne, et dit.

Commençons par nous faire un chignon en cul de Barbet.

Il fait comme s’il se peignait le derrière de la tête et, s’arrêtant tout à coup.

Mais non. Je n’y pense pas. Je suivrais la mode. Ce n’est pas le moyen de déplaire à des yeux français. Enluminons nos joues.

Il se met du rouge sur une joue et du blanc sur l’autre. Il regarde ensuite les spectateurs, et dit.

Il me semble que cela n’est pas mal. Mettons à présent notre coiffure.

Il prend une petite coiffure à la mode. Il l’examine et la retourne de tous côtés, en disant.

Quel diable de truc ! Quel colifichet !

Il la met sur sa tête et, après s’être regardé dans le miroir.

Morbleu ! que fais-je ? Je me coiffe en Oreille de chien ! S’agit-il donc ici de faire des conquêtes ? Voyons s’il n’y a pas d’autre coiffure.

Il en trouve une autre qui est à l’ancienne mode, fort élevée.

Bon. Voici des Tuyaux d’orgue.

Il se la met sur la tête, se lève et vient sur le devant du théâtre se faire voir.

Quel drôle d’air cela me donne ! Je ressemble à une Coquecigrue. Ma foi, le tout bien considéré, j’en reviendrai à la première.

Il retourne à la Toilette, et examine tout ce qu’il y a dessus.

Qu’est-ce que c’est que tout ceci ? Une Crevée, un Solitaire, une Follette, des Maris, une Bagnolette. Si j’étais sûr qu’il ne vînt point de Petit-maître me voir, je pourrais me servir de tout cela, mais... Parbleu, tout coup vaille, mettons-nous à la mode !

Il se met tous ces ajustements.

Allons, ma Jupe, à présent. La voici. Diable ! c’est une Criarde ! Mais n’est-ce point plutôt un Gaillard ? Non, ma foi, c’est un vrai Panier.

Il met ce Panier qui est d’une largeur outrée.

Malepeste ! quel contour !

Et, en mettant la Jupe.

Je suis aussi large par le bas que Georges d’Amboise.

Il fait plusieurs lazzis en achevant de s’habiller. Après quoi, il se regarde dans le miroir, et chante.

Ah ! Vous avez bon air,
Bon air vous avez !

 

 

Scène VII

 

ARLEQUIN, MONSIEUR JÉRÔME

 

MONSIEUR JÉRÔME, riant.

Ha, ha, ha, ha, ha ! Quel minois !

ARLEQUIN, minaudant comme une Coquette.

Monsieur Jérôme, de grâce, ne me flattez point. Comment me trouvez-vous ?

MONSIEUR JÉRÔME.

À merveille. Tu es un vrai remède d’amour.

ARLEQUIN.

C’est ce qui me semble. Je ferais présentement la nique à un Épouvantail de chènevière.

MONSIEUR JÉRÔME.

C’est ainsi que je te voulais. Qu’il vienne maintenant des épouseurs !

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR JÉRÔME, ARLEQUIN, MARINETTE

 

MARINETTE, d’un air empressé.

Chut, chut. Madame Candi est à la porte avec ses Enfants.

MONSIEUR JÉRÔME.

Il faut que je la prévienne. Retire-toi pour un moment avec Marinette.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR JÉRÔME, seul

 

Notre Sœur est une Commère bien rusée : mais avec toute sa finesse, elle sera la dupe de mon stratagème.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR JÉRÔME, MADAME CANDI, CHARLOT et JAVOTTE, LES ENFANTS

 

MADAME CANDI, courant embrasser Monsieur Jérôme.

Bonjour, mon Frère. Soyez le bien-revenu.

MONSIEUR JÉRÔME.

Excusez, ma Sœur, si je ne vous ai pas prévenue. Mais je me suis senti si fatigué de ce misérable Coche...

MADAME CANDI.

Bon ! Nous devons bien être sur la cérémonie, nous autres !

CHARLOT, sautant au cou de Monsieur Jérôme.

Eh, mon oncle, vous voilà !

JAVOTTE, embrassant aussi son oncle.

Comment vous portez-vous, mon Oncle ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Fort bien, mes Enfants, fort bien.

MADAME CANDI.

Et ma chère Nièce Argentine : où est-elle donc, mon Frère ? Je suis grosse de l’embrasser.

MONSIEUR JÉRÔME.

Ah, ma Sœur. Je suis dans la dernière désolation !

MADAME CANDI, étonnée.

Que dites-vous ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Que nous sommes malheureux !

MADAME CANDI, fort émue.

Qu’y a-t-il donc ? Expliquez-vous.

JAVOTTE.

Est-ce qu’elle est malade, mon Oncle ?

CHARLOT.

Serait-elle morte ?

MONSIEUR JÉRÔME.

C’est pis que tout cela. Ce n’est pas une fille que j’ai amenée à Paris, c’est un Monstre.

MADAME CANDI.

Juste Ciel !

MONSIEUR JÉRÔME.

Elle est d’une laideur, mais d’une laideur...

MADAME CANDI.

Qu’entends-je !

JAVOTTE.

Ah !

CHARLOT.

Est-il possible ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Elle est effroyable. Vous en allez juger.

Il appelle.

Holà, Marinette !

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR JÉRÔME, MADAME CANDI, CHARLOT, JAVOTTE, MARINETTE

 

MARINETTE.

Me voici.

MONSIEUR JÉRÔME.

Faites venir Argentine.

MARINETTE.

Argentine ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Oui, Argentine.

MARINETTE.

Pardi ! Voilà encore une belle pièce de Cabinet ! Le beau régal à donner à Madame Candi !

MADAME CANDI.

N’importe, Marinette, allez la chercher.

MARINETTE.

Madame, si vous saviez jusqu’à quel point elle est horrible...

MONSIEUR JÉRÔME.

Faites ce que l’on vous dit.

MARINETTE.

Représentez-vous une tête plus noire...

MADAME CANDI.

Plus noire, plus noire... Obéissez, Raisonneuse. Il faut bien que je la voie, une fois.

MONSIEUR JÉRÔME.

Satisfaites ma Sœur.

MARINETTE.

Oh ! tout à l’heure.

Elle fait deux pas et revient.

Mais, Madame, n’y a-t-il aucun danger à vous la montrer ?

MADAME CANDI.

À me la montrer ! Vous êtes bien impertinente, ma Mie. Il y a un an que je suis veuve.

MARINETTE.

Je vous demande pardon. Je ne compte pas comme vous les jours de veuvage.

Elle s’en va.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR JÉRÔME, MADAME CANDI, CHARLOT, JAVOTTE

 

MADAME CANDI, en colère.

Autre insolence. Mais voyez un peu cette Bégueule avec ses airs railleurs. Je ne sais qui me tient...

MONSIEUR JÉRÔME, la retenant.

Ne vous emportez pas, ma Sœur. Elle n’a pas cru...

MADAME CANDI.

Elle n’a pas cru, elle n’a pas cru... Vraiment, elle aura toujours raison avec vous.

MONSIEUR JÉRÔME.

Voici notre Américaine.

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR JÉRÔME, MADAME CANDI, CHARLOT, JAVOTTE, MARINETTE, ARLEQUIN

 

MARINETTE.

Place, place à la belle Argentine !

JAVOTTE.

Ah ! qu’elle est laide !

CHARLOT.

La vilaine Cousine !

MADAME CANDI.

Ô Dieux !

MARINETTE, à Madame Candi.

Vous a-t-on surfait ?

MONSIEUR JÉRÔME, à sa Sœur.

Je vous l’ai bien dit !

MADAME CANDI, à part.

Mon frère Médard peut-il avoir fait une pareille créature ?

ARLEQUIN, à Madame Candi.

En vérité, ma Tante, j’ai honte de paraître devant vous dans l’état où m’a mise une longue navigation.

L’embrassant.

Permettez-moi de vous accoler.

MADAME CANDI, s’essuyant le visage.

Pouah !

ARLEQUIN, à Javotte.

Venez, ma chère Cousine, que je vous embrasse.

JAVOTTE, se retirant derrière sa mère.

Oh ! non. Je ne veux pas vous baiser.

ARLEQUIN.

Et vous, mon petit Cousin ?

CHARLOT.

Vous êtes trop laide. Allez, je vous en quitte.

ARLEQUIN, déclamant sur le ton d’un héros de théâtre ces vers parodiés de Phèdre et Hippolyte.

Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue
Fait faire à mes Parents la grimace à ma vue ?
Je n’ai pour tout accueil que des frémissements !
fuit, tout se refuse à mes embrassements !
Et moi-même, éprouvant la terreur que j’inspire
Je voudrais être encor dans mon frêle Navire.

MONSIEUR JÉRÔME, à Arlequin.

Ma Nièce, vous ne devez point trouver cet accueil étrange ; les traits et la noirceur de votre visage...

ARLEQUIN.

Il est vrai que je suis diablement hâlée.

MADAME CANDI.

Oui. C’est un hâle que vous avez apporté du ventre de la Mère.

ARLEQUIN.

Hé, ventrebleu ! Madame Candi, est-ce ma faute, à moi ? Ma chienne de Mère avait toujours à ses trousses une douzaine de Nègres.

MADAME CANDI.

Comme elle parle !

ARLEQUIN.

Telle que vous me voyez pourtant, je n’ai pas laissé de faire du bruit dans le nouveau Monde.

MARINETTE, à part.

Que va-t-il dire ? Il va s’embarrasser.

ARLEQUIN.

J’ai été enlevée cinq ou six fois ; et mon Père à la fin fut obligé de me mettre à l’Hôpital pour soustraire mes charmes aux poursuites de mes Amants.

MONSIEUR JÉRÔME, à Madame Candi.

Quelle éducation on lui a donnée !

ARLEQUIN.

Il fallait voir comme chacun me cajolait sur la route. Il y avait plus de matelots après moi qu’il n’y a de Pages après une jolie Bouquetière.

MADAME CANDI, à part.

Quelle effrontée !

MARINETTE, à Arlequin.

Vous ne serez pas dans ce pays-ci si tourmentée des hommes.

ARLEQUIN, à Marinette.

Taisez-vous, guenon.

À Madame Candi.

À propos d’hommes, ma Tante, vous ne me parlez point du Grivois que vous me destinez. Je ne doute pas que vous ne l’ayez bien choisi. Vous me paraissez une Connaisseuse.

MADAME CANDI.

Quelle impudence ! Cela ne presse pas, petite Garçonnière.

ARLEQUIN.

Pardonnez-moi, vraiment. Et si vous ne vous dépêchez de me marier, je veux que cinq cent mille Diables m’emportent, si je ne recommence la vie que je menais dans l’Amérique.

MADAME CANDI, en fureur.

C’en est trop ! Je ne puis plus la souffrir.

MONSIEUR JÉRÔME, à Marinette.

Qu’on la remmène dans son appartement.

ARLEQUIN.

Adieu, ma Tante.

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR JÉRÔME, MADAME CANDI, CHARLOT, JAVOTTE

 

MADAME CANDI.

Ah ! Mon Frère, la vilaine Bête !

MONSIEUR JÉRÔME.

C’est l’opprobre de la famille. Il faut enfermer cela au plus tôt dans un Cloître pour le reste de ses jours.

MADAME CANDI.

Non, non. On ne gardera pas dans un Couvent une Fille de ce caractère-là, qui serait capable de corrompre les autres, et de nous déshonorer par quelque action d’éclat. Et d’ailleurs, nous aurions sur la conscience tout le mal...

MONSIEUR JÉRÔME.

Hé ! qu’en ferons-nous donc ?

MADAME CANDI.

Marions-la au premier venu. Car il ne faut plus penser au Gentilhomme que je voulais lui donner.

MONSIEUR JÉRÔME.

Mais qui diable en voudra ?

MADAME CANDI.

Je vais envoyer ici tous les hommes que je rencontrerai. Il y aura bien du malheur, s’il ne s’en trouve pas quelqu’un que cent mille livres puissent tenter.

MONSIEUR JÉRÔME.

Mais, ma Sœur, quel projet...

MADAME CANDI.

Je le veux.

MONSIEUR JÉRÔME.

Songez-vous au ridicule que...

MADAME CANDI.

Paroles perdues. Vous savez que quand j’ai envie de faire quelque chose, je n’en démords jamais !

Elle sort avec ses Enfants.

 

 

Scène XV

 

MONSIEUR JÉRÔME, seul

 

Quel entêtement ! Me voilà dans un embarras que je n’avais point prévu.

Il appelle.

Marinette ! Arlequin !

 

 

Scène XVI

 

MONSIEUR JÉRÔME, MARINETTE, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Que vous plaît-il, mon Oncle ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Hé ! mon Oncle. Maudit Babillard ! Tu viens de nous tailler de belle besogne !

ARLEQUIN.

Qu’y a-t-il ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Tu nous mets dans la nécessité d’essuyer les visites de tous les hommes que Madame Candi va nous envoyer.

ARLEQUIN.

Pourquoi donc cela ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Tu pouvais bien te passer de témoigner tant d’envie de te marier. Tu as paru trop effrontée à ma Sœur, qui se fait un scrupule qu’on te mette au Couvent. Elle veut qu’on te livre au premier qui voudra de toi.

MARINETTE.

Tant pis. Il y a à Paris des Affamés qui...

ARLEQUIN.

Hé bien, il faudra refuser ceux-là.

MONSIEUR JÉRÔME.

Oui ; mais ils iront se plaindre à ma Sœur, qui nous en amènera peut-être un, dont nous aurons bien de la peine à nous débarrasser.

ARLEQUIN.

Ne craignez rien.

MARINETTE.

On frappe. N’en serait-ce pas déjà quelqu’un ?

Elle va ouvrir la porte.

ARLEQUIN.

Je vais prendre un voile, pour mieux me jouer des Originaux qui vont venir me voir.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

MONSIEUR JÉRÔME, seul

 

Morbleu, j’enrage ! Tout ceci va faire un cancan parmi les badauds. Ils assiégeront ma porte, et je serai obligé d’y mettre des Gardes.

 

 

Scène XVIII

 

MONSIEUR JÉRÔME, UN CLERC de Procureur

 

LE CLERC, saluant Monsieur Jérôme.

Monsieur, n’est-ce pas à vous qu’il faut s’adresser pour voir la Tête-Noire ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Qu’appelez-vous la Tête-Noire ?

LE CLERC.

C’est une riche Demoiselle qui arrive d’Amérique. Madame Candi, que je viens de rencontrer, me propose de l’épouser, si elle me convient.

MONSIEUR JÉRÔME.

Vous n’êtes pas, sans doute, informé de toute sa laideur.

LE CLERC.

Pardonnez-moi. Mais je suis Maître-Clerc de Procureur ; je n’ai pas de quoi acheter une Charge : je suis capable de tout faire pour en avoir une.

MONSIEUR JÉRÔME, à part.

Ce Drôle-là paraît avoir bon appétit. Tâchons de le détourner de son dessein.

Haut.

Mon Enfant, je ne vous conseille pas...

LE CLERC.

Trêve de conseil là-dessus. La Dame sera bien horrible si j’y renonce.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je vois qu’il faut vous contenter. Tenez, la voici. Vous pouvez l’entretenir.

Monsieur Jérôme se retire.

 

 

Scène XIX

 

LE CLERC, ARLEQUIN, le visage couvert d’un voile

 

LE CLERC.

Mademoiselle, vous voyez un Apprenti Procureur, à qui Madame votre Tante a permis de comparaître devant vous, pour vous proposer de vous conjoindre avec lui par le lien matrimonial.

ARLEQUIN.

Vous me faites trop d’honneur, Monsieur. Je voudrais que mes charmes fussent au niveau de mon bien, pour pouvoir vous offrir l’agréable et l’utile.

LE CLERC.

Oh, ma foi, Mademoiselle, les Procureurs n’ont affaire que du dernier, et ce n’est point une belle femme qui porte chez eux la Corne d’abondance.

ARLEQUIN.

Cela suppose que les Procureurs négligent bien leurs femmes. Écoutez, je ne m’accommoderais point du tout d’un Mari indifférent.

LE CLERC.

Je ne ressemblerai point aux autres.

ARLEQUIN.

Je serais au désespoir d’être obligée de rabattre sur des Clercs.

LE CLERC.

Vous n’en viendrez pas là. Allons, ma Reine, faites vite exhibition de ces traits que vous me cachez.

ARLEQUIN.

Non, non. Tenez, mon Poulet, je crois que vous feriez mieux de m’épouser sur l’étiquette.

LE CLERC.

Vous n’avez rien à craindre, ma Princesse ; je suis prévenu que vous n’êtes pas belle.

ARLEQUIN.

Mais j’ai le visage si baroque.

LE CLERC.

N’importe.

ARLEQUIN.

J’ai le teint plus noir que l’âme d’un vieux Procureur.

LE CLERC.

Tant mieux. Mon front en sera plus en sûreté. Montrez-vous, de grâce.

ARLEQUIN.

Je ne puis m’y résoudre.

LE CLERC.

Je vous en prie.

ARLEQUIN, levant son voile.

Je cède à vos instances.

LE CLERC, fuyant épouvanté.

Ah ! l’horrible Monstre ! J’aime encore mieux me passer de Charge.

 

 

Scène XX

 

ARLEQUIN, seul, riant

 

Ha, ha, ha, ha, ha ! Comme il détale ! Bon. En voilà déjà un d’expédié.

Il abaisse son voile.

 

 

Scène XXI

 

ARLEQUIN, UN PEINTRE

 

LE PEINTRE, à part.

Voici sans doute la personne en question.

ARLEQUIN, à part.

Autre Coureur de Lingots.

LE PEINTRE, encore à part.

Elle n’est, parbleu, pas mal faite.

ARLEQUIN.

À qui en voulez-vous, Monsieur ?

LE PEINTRE.

À Mademoiselle Argentine.

ARLEQUIN.

C’est moi. Qui êtes-vous ?

LE PEINTRE.

Je suis un peintre qui a plus d’habileté que de bonheur.

ARLEQUIN.

Cela veut dire en bon français que vous êtes gueux.

LE PEINTRE.

C’est la vérité.

ARLEQUIN.

Je sais un moyen de vous enrichir.

LE PEINTRE.

Quel est-il ?

ARLEQUIN.

Vous n’avez qu’à me peindre en petit, faire graver et courir mon portrait dans les rues : tout Paris l’achètera.

LE PEINTRE.

Je ne veux devoir ma fortune qu’à l’original.

ARLEQUIN.

Rien n’est plus poli.

LE PEINTRE.

Oui, Mademoiselle, avec quelques couleurs qu’on m’ait peint votre visage, mon cœur (que l’Amour, sans doute, a destiné pour vous) m’a fait regarder comme une fable tout ce qu’on m’en a dit. En un mot, je vous crois belle. Mon imagination est prévenue en votre faveur.

ARLEQUIN, à part.

Voilà un fou qui est bien peintre. Il faut que je m’en divertisse.

LE PEINTRE, lui prenant la main.

Laissez-moi, je vous en conjure, laissez-moi voir ces traits dont je me suis fait une si charmante idée.

ARLEQUIN, d’un air attendri.

Hélas !

LE PEINTRE.

Vous soupirez !

ARLEQUIN.

Ah ! petit fripon ! Pourquoi vous ai-je vu ?

LE PEINTRE.

Qu’entends-je ? serais-je assez heureux pour...

ARLEQUIN, à demi-voix.

Paix. Taisez-vous. Voyez si quelqu’un ne serait point aux écoutes.

LE PEINTRE, après avoir regardé de tous côtés.

Je ne vois personne. Mon Ange, décidez de mon sort.

ARLEQUIN.

Je vous aime, mon Mignard. La confidence que je vais vous faire ne vous permettra pas d’en douter. Je suis belle, en effet, et plus belle encore que vous ne l’imaginez.

LE PEINTRE, transporté, lui baisant la main.

J’en suis persuadé. Cette menotte me le promettait bien.

ARLEQUIN.

Monsieur Jérôme, mon Oncle, qui par des vues de Tuteur me fait passer dans le monde pour une créature effroyable, me défend d’ôter mon voile, sous peine d’être battue comme plâtre.

LE PEINTRE.

Le méchant homme !

ARLEQUIN.

Mais quand je devrais recevoir autant de coups de bâton qu’une Bourrique de Montmartre, je veux satisfaire votre curiosité.

LE PEINTRE.

Que d’attraits vont s’offrir à mes yeux !

ARLEQUIN.

Je vais vous montrer un modèle qui vous servira pour peindre Vénus.

Il lève son voile.

LE PEINTRE, effrayé, s’enfuyant.

Miséricorde ! C’est plutôt un modèle pour peindre en laid les Furies d’Enfer !

Arlequin abaisse son voile.

 

 

Scène XXII

 

ARLEQUIN, UN MITRON, ayant vu sortir le Peintre

 

LE MITRON, à part.

C’est mon tour à glisser. Sachons si c’est pour nous que le four chauffe.

ARLEQUIN, chantant.

Un Mitron de Gonesse
Vient pour cuire à mon four.

LE MITRON.

Ça, Mademoiselle, voyons voir si nous nous accommoderons l’un de l’autre.

ARLEQUIN.

J’en doute fort, mon Ami.

LE MITRON.

Pourquoi ?

ARLEQUIN.

Ne vous a-t-on pas dit que j’étais richement laide ?

LE MITRON.

Pour ça, oui. Mais quand on ne me l’aurait pas dit, je l’aurais morgué bien deviné.

ARLEQUIN.

À quoi ?

LE MITRON.

Est-ce qu’on jetterait comme ça à la tête une fille qui a tant de quibus, si elle n’avait pas queuque fer qui loche ?

ARLEQUIN.

Tu as raison. Et malgré l’attrait de mes lingots, j’ai bien peur de monter en graine.

LE MITRON.

Oh, que non ! Il n’y a si petit pot qui ne trouve son couvercle. Tenez, Mademoiselle, il ne faut point tant de farine pour faire une miche. Touchez là. Je suis votre homme, queuque mine que vous portiez dans la phisolomie.

ARLEQUIN.

Tu ne pourras jamais m’envisager sans jeter tripes et boyaux.

LE MITRON.

L’y a du remède à ça. Je vous mettrai pendant le jour la tête dans un sac. Et la nuit, (comme dit l’autre), tous chats sont gris.

ARLEQUIN.

Ce n’est pas tout, Mitron. Un Mari aura bien à souffrir de mon humeur.

LE MITRON.

Je m’accommode de tout, moi.

ARLEQUIN.

Je suis fantasque, brutale, diablesse.

LE MITRON.

Je sommes donc de la même pâte.

ARLEQUIN.

Je bois comme un tambour.

LE MITRON.

Tant mieux. Je m’enivre ordinairement tout seul ? vous me tiendrez compagnie.

ARLEQUIN, à part.

Rien ne dégoûte cet homme-là !

Haut.

Nous voilà d’accord, mon ami. Il ne reste plus qu’une difficulté. Une fille comme moi n’est pas faite pour un Mitron.

LE MITRON.

Hé, pargoi ! avec votre argent, j’aurai bientôt acheté une Savonnette à Vilain.

ARLEQUIN, se dévoilant.

À propos de Savonnette, trouves-en une pour ce visage-là !

LE MITRON, saisi d’effroi et tremblant de tous ses membres.

Ahi, ahi, ahi, ahi, ahi, ahi, ahi !

ARLEQUIN.

Qu’avez-vous donc, mon petit Pain mollet ?

LE MITRON, se retirant à reculons et pas à pas, en regardant Arlequin en homme transi de peur.

Eh, c’est un démon !... Oui, c’en est un ! Il n’a point de blanc dans les yeux !

 

 

Scène XXIII

 

ARLEQUIN, seul, riant

 

Mitron, serre la botte ! serre la botte ! Ha, ha, ha ! J’ai cru d’abord ce Drôle-là plus résolu.

 

 

Scène XXIV

 

ARLEQUIN, MARINETTE

 

MARINETTE.

Courage, Arlequin ! Cela ne va pas mal.

ARLEQUIN.

N’est-il pas vrai ?

MARINETTE.

Assurément. Tu vas voir tout à l’heure un Suisse qui est à la porte.

ARLEQUIN.

Tant pis.

MARINETTE.

Il est entre deux vins.

ARLEQUIN.

Un Suisse entre deux vins ! Ah, morbleu ! qu’on ne le laisse pas entrer, ou je ne réponds de rien !

MARINETTE.

Il n’est plus temps. Le voici.

ARLEQUIN, abattant son voile.

La mauvaise visite !

 

 

Scène XXV

 

ARLEQUIN, MARINETTE, UN SUISSE

 

LE SUISSE, à Marinette.

N’être pas d’ici, Mondame, que l’avre ein Demoisel avec ein tête de mort ?

ARLEQUIN, à part.

Que vais-je devenir ?

MARINETTE, au Suisse.

Que lui voulez-vous ?

LE SUISSE.

En vouloir faire mon femme.

MARINETTE.

Mais savez-vous qu’elle est hideuse, et que...

LE SUISSE.

Oh ! moi point de dégoûteman ! Che prendrai lui, quand serait ein Diaple.

ARLEQUIN, à part.

Le maudit Suisse !

LE SUISSE, montrant Arlequin.

L’être là ?

MARINETTE.

C’est elle-même.

LE SUISSE.

Mondemoisel. Serviteur à vous. Montrer ein peu ton tête.

ARLEQUIN.

Allez-vous-en.

LE SUISSE.

Moi point m’en aller, et épouser toi tout-à-s’t’hire.

ARLEQUIN.

Je ne suis pas pressée.

LE SUISSE.

L’être, moi, d’avre on l’argent, per poire touchours comme ein trou.

ARLEQUIN, à part.

Le vilain sac-à-vin !

LE SUISSE.

Point de refuseman, ou moi coupe ton tête noire.

Il tire son sabre.

ARLEQUIN, lui retenant le bras, et se dévoilant.

Attendez donc ! Attendez donc !

LE SUISSE.

Comment ? N’être point si effroyaple.

ARLEQUIN, à part.

Ah ! Je m’en doutais bien !

LE SUISSE.

L’être presque cholie.

ARLEQUIN, à part.

Hoïmé ! De quelle façon m’en déferai-je ?

Bas à Marinette.

Va-t’en vite quérir du vin, que je l’achève.

Marinette court chercher du vin.

 

 

Scène XXVI

 

ARLEQUIN, LE SUISSE

 

LE SUISSE.

Si vous l’épousse moi, fous sera le Maître dans mon maison. Moi demeurer touchours à l’caberet.

ARLEQUIN.

Vous êtes fort de mon goût, ma grosse Futaille. Ho çà, il faut ébaucher la connaissance par boire ensemble. Voilà de bon vin qu’on nous apporte.

 

 

Scène XXVII

 

ARLEQUIN, LE SUISSE, MARINETTE

 

LE SUISSE, sautant au cou d’Arlequin.

Meiner lieben frau ! Chel vous aimerai encore plus que davantage ! L’être ein bonne vivante.

ARLEQUIN, lui présentant un verre, et lui versant du vin.

Allons, Trinckt, mein Herr !

Le Suisse se jette sur la bouteille, et la vide et, après plusieurs lazzis d’ivrogne qui donnent du jeu à Arlequin, il tombe ivre mort.

MARINETTE.

Nous en voilà débarrassés.

ARLEQUIN.

Aide-moi, Marinette, à le traîner dans la rue.

Ils le prennent chacun par une jambe et le tirent dehors. Arlequin, en rentrant, dit.

Nous avons, ma foi, bien fait de le prendre par là ; il nous aurait taillé des croupières.

MARINETTE.

J’en avais peur. Quel autre homme vient ici ?

Arlequin baisse son voile.

 

 

Scène XXVIII

 

ARLEQUIN, MARINETTE, UN GASCON

 

UN GASCON.

Serviteur, Mesdemoiselles. De grâce, qui de vous deux est la Tête-Noire ?

MARINETTE.

Le compliment est gracieux.

ARLEQUIN.

C’est moi, Monsieur de la Garonne, à votre service.

UN GASCON.

Sandis ! Voilà déjà une taille qui me met tout en feu !

MARINETTE.

Peste ! Vous êtes bien combustibles, vous autres Gascons !

ARLEQUIN.

Ce n’est rien que ma taille ; quand vous aurez vu mon minois, il faudra vous lier.

LE GASCON.

Ne croyez pas railler. Je m’attends bien à vous trouver de mon goût.

MARINETTE.

Quel conte ! Un joli homme comme vous, qui sans doute est couru des plus aimables Dames...

UN GASCON.

Hé donc ? c’est pour cette raison. Je suis assiégé par les plus belles femmes ; la beauté me put ; j’en ai jusques aux gardes.

ARLEQUIN, à part.

Le fat !

MARINETTE.

Oh ! Nous avons de quoi vous remettre en appétit !

LE GASCON.

C’est ce que je cherche. Je me figure qu’une Laide me piquera.

ARLEQUIN.

Ce n’est donc pas mes cent mille livres qui vous amènent ?

LE GASCON.

Cela ne gâtera rien. J’ai besoin de cette somme entière pour achever de payer une Terre de trente mille écus.

MARINETTE, riant.

Quelle avance avez-vous donc faite ?

LE GASCON.

J’ai avancé ma parole, ce n’est pas peu. Mais dépêchons-nous, Mignonne. Montrez-vous, je vous épouse.

ARLEQUIN.

Me le promettez-vous ?

LE GASCON.

Oui, diou me damne !

ARLEQUIN.

Je me rends à ce serment. Vous allez me voir. Mais,

Rodrigue, as-tu du cœur ?

LE GASCON.

Si j’ai du cœur, Cadédis !

Paraissez, Navarrais, Mores et Castillans.

ARLEQUIN, se dévoilant.

Hé bien, tenez. Voici un More.

LE GASCON, effrayé.

Ah, ventrebleu ! quel visage !

MARINETTE.

Voilà ce que vous demandez, n’est-ce pas ?

LE GASCON.

Pas tout à fait. Cette laideur passe un peu le but.

MARINETTE.

Comment donc, Monsieur ? vous mollissez !

ARLEQUIN.

Vous saignez du nez ! Est-ce ainsi, petit Traître, que vous gardez la foi jurée ?

LE GASCON.

Attendez. Cette affaire demande quelque réflexion. Je repasserai tantôt.

Il sort brusquement.

ARLEQUIN, riant.

Ha, ha, ha, ha !

MARINETTE.

Attendez-le sous l’orme !

 

 

Scène XXIX

 

ARLEQUIN, MARINETTE, MONSIEUR JÉRÔME

 

ARLEQUIN, rabaissant son voile.

Voici encore quelque Galant. Mais non, c’est Monsieur Jérôme.

MONSIEUR JÉRÔME, d’un air intrigué.

Arlequin, voici ma Sœur qui amène le Cavalier qu’elle avait choisi pour Argentine.

ARLEQUIN.

Laissez-le venir. Je vous en rendrai bon compte.

 

 

Scène XXX

 

MONSIEUR JÉRÔME, ARLEQUIN, MARINETTE, MADAME CANDI, CLITANDRE, UN NOTAIRE

 

MADAME CANDI, à Clitandre.

Vous ne voulez donc pas me croire ?

CLITANDRE.

Non, Madame. Je crois plutôt que vous plaisantez. Argentine ne saurait être telle que vous me la dépeignez.

ARLEQUIN, à part.

Ciel ! C’est Clitandre, mon Maître !

MADAME CANDI.

Vous allez être désabusé.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je vous en réponds.

CLITANDRE, montrant le Notaire qui l’accompagne.

Hé bien, en ce cas-là, nous n’aurons qu’à déchirer le Contrat que Monsieur a déjà dressé par votre ordre.

À Arlequin.

Belle Argentine, c’est pour me surprendre plus agréablement qu’un Oncle, qu’une tante me veulent prévenir contre vous. Je n’en suis pas la dupe.

ARLEQUIN.

Oh ! pour cela, si. Vous ne vous attendez point à voir le visage que je vais vous montrer.

Il se découvre.

CLITANDRE, épouvanté, reculant.

Ô Dieux !

ARLEQUIN, bas à Clitandre.

C’est moi.

CLITANDRE, sans reconnaître Arlequin.

Quel objet horrible !

ARLEQUIN, toujours bas.

Je suis Arlequin.

CLITANDRE, reconnaissant Arlequin.

Ah !

ARLEQUIN, bas.

Dites que vous voulez m’épouser.

MADAME CANDI, à Clitandre.

Vous me croyez présentement.

MONSIEUR JÉRÔME.

Hé bien, Monsieur, vous voyez.

MARINETTE.

Voilà de quoi il est question.

CLITANDRE, à Madame Candi.

Laissez-moi la regarder encore.

MADAME CANDI.

Oh, tant qu’il vous plaira !

Il tousse.

CLITANDRE, après avoir regardé un moment Arlequin.

Véritablement, la belle Argentine n’a pas le coup d’œil favorable. Mais, à force de la regarder, je découvre des grâces qui succèdent à des défauts.

MADAME CANDI.

Vous vous égayez, Monsieur.

CLITANDRE.

Non, sur ma foi, Madame. Elle a une taille, un port qui m’enchantent.

ARLEQUIN, faisant la révérence.

Cela vous plaît à dire, Monsieur.

MONSIEUR JÉRÔME.

Il plaisante. Quel conte !

MARINETTE.

Il se moque de la Barbouillée.

CLITANDRE.

Je parle, vous dis-je, très sérieusement. Et je suis prêt à recevoir sa main, pourvu qu’elle consente à mon bonheur.

ARLEQUIN, faisant la Précieuse.

Monsieur, je dépends d’un Oncle et d’une Tante. Je n’ai point d’autre volonté que la leur.

MONSIEUR JÉRÔME, bas à Arlequin.

Penses-tu à ce que tu dis, Maraud ?

ARLEQUIN, à Monsieur Jérôme.

Vous avez beau faire, mon Oncle ; vous me marierez avec Monsieur, ou le Diable vous emportera.

MARINETTE.

L’étourdi !

MONSIEUR JÉRÔME, à Clitandre.

Vous l’entendez. Voudriez-vous faire la folie d’épouser une dévergondée comme celle-là ?

CLITANDRE.

Bon ! Ce sont des vivacités qui n’effarouchent point un Officier.

MADAME CANDI, à Monsieur Jérôme.

Hé, pourquoi, mon Frère, voulez-vous détourner Monsieur de son dessein ? Savez-vous bien qu’il nous fait trop d’honneur ?

ARLEQUIN, après avoir parlé à l’oreille de Marinette, lui dit à demi-voix.

Va la chercher.

MADAME CANDI, au Notaire.

Donnez-moi que je signe le Contrat.

MONSIEUR JÉRÔME, à part.

Je ne sais comment sortir de cet embarras-là.

LE NOTAIRE, présentant la plume à Madame Candi.

Madame, la voici.

MADAME CANDI, signe et donne ensuite la plume à Monsieur Jérôme.

À vous, mon Frère.

MONSIEUR JÉRÔME, après avoir signé, dit à part.

Il me vient une idée.

Il donne la plume à Clitandre, et pendant que ce cavalier signe, il dit bas à Arlequin.

Ne signe point, toi, et disparais. Je démêlerai la fusée comme je pourrai.

ARLEQUIN, voyant arriver Marinette qui conduit Argentine.

Attendez, Monsieur. Voici une Demoiselle qui va signer pour moi.

MONSIEUR JÉRÔME, faisant un grand cri.

Ah ! Je suis trahi !

 

 

Scène XXXI

 

LES MÊMES, MARINETTE, ARGENTINE

 

MARINETTE.

Vous voyez la véritable Argentine.

MONSIEUR JÉRÔME, à part.

La Carogne de Servante !

MADAME CANDI.

Qu’est-ce que ça veut dire, mon Frère ? Expliquez-nous, s’il vous plaît, cette Énigme.

ARLEQUIN.

Il n’y a point d’Énigme là-dedans, Madame. Je suis un honnête Garçon nommé Arlequin, à qui Monsieur Jérôme a proposé quelques Lingots pour faire le personnage d’Argentine, et dégoûter tous les Amants qui viendraient la demander en mariage.

MONSIEUR JÉRÔME, à part.

Le Traître !

MADAME CANDI.

Qu’entends-je !

ARLEQUIN.

Après quoi, il voulait pieusement la mettre dans un Couvent, et rafler...

MONSIEUR JÉRÔME, se ruant sur Arlequin.

Fripon ! Il faut que je t’étrangle.

ARLEQUIN.

À l’aide ! Au guet ! au guet !

Clitandre et Madame Candi l’arrachent des mains de Monsieur Jérôme.

MADAME CANDI, à son Frère.

C’est plutôt vous qui êtes le fripon. Allez vous cacher, Misérable !

MONSIEUR JÉRÔME.

Vous êtes une vieille Extravagante.

MADAME CANDI, voulant se jeter sur Monsieur Jérôme.

Une vieille ! Ah, Scélérat !

CLITANDRE, la retenant.

Eh ! Madame...

MADAME CANDI.

Laissez-moi, je vous prie, mettre en pièces ce membre pourri de la famille... Une Vieille !

Monsieur Jérôme s’enfuit.

 

 

Scène XXXII

 

MADAME CANDI, CLITANDRE, ARGENTINE, ARLEQUIN, MARINETTE

 

ARGENTINE, courant embrasser Madame Candi.

Ma chère Tante ! qu’allais-je devenir si le Ciel, par votre moyen, n’eût fait échouer le projet d’un Oncle barbare ?

MADAME CANDI.

Ah ! ma Nièce, bannissons-le de notre mémoire. Livrons-nous à la joie de nous voir.

ARGENTINE.

Je vais retrouver en vous la Mère que j’ai perdue.

MADAME CANDI.

Et vous, ma Fille, vous trouverez, je crois, dans ce Cavalier un Mari digne de votre tendresse.

CLITANDRE.

Aimable Argentine, ne vous révoltez-vous pas contre le dessein d’une tante trop prévenue en ma faveur ?

ARGENTINE.

Monsieur, je suis prête à lui obéir.

MADAME CANDI.

Que toute la famille s’assemble et se réjouisse de l’heureuse arrivée d’Argentine.

CLITANDRE, à Arlequin.

Ah ! mon cher Arlequin, que je t’ai d’obligation ! Je me souviendrai toute ma vie de ce que tu as fait pour moi.

ARLEQUIN, d’un air froid.

Je dirai cela à mon Boulanger.

CLITANDRE.

Je t’entends. Va, mon ami, il y a pour toi mille pistoles.

ARLEQUIN, montrant Marinette.

Je les partage aussitôt avec cette belle Nymphe Potagère, qui trouvera en moi de quoi réparer la perte qu’elle fait en Monsieur Jérôme.

 

 

Scène XXXIII

 

LES MÊMES, TROUPE DE MASQUES

 

Les Masques font une marche. Après quoi, les acteurs récitent les couplets suivants.

Vaudeville.

Premier couplet.

MADAME CANDI.

Garçons, qui craignez que l’histoire
Ne vous mette au rang des coucous,
Logez-vous à la Tête-noire,
Il ira peu d’amants chez vous.

CHŒUR.

Logez-vous, etc.

Second couplet.

CLITANDRE.

Financiers, chasseurs de pucelles,
Vous n’avez qu’à donner du cor ;
On fait venir les plus cruelles,
Quand on loge à la Tête-d’or.

CHŒUR.

On fait venir, etc.

Troisième couplet.

MARINETTE.

Il faut qu’au vin l’on se retranche
Dès qu’on sent venir les vieux jours ;
Amants, jamais la Tête-blanche
Ne fut l’enseigne des Amours.

CHŒUR.

Amants, jamais, etc.

Quatrième couplet.

ARLEQUIN, aux spectateurs.

Messieurs, donnez-nous la victoire :
Que votre esprit soit indulgent ;
Faites-nous, pendant cette Foire,
Loger à la Tête-d’argent.

CHŒUR.

Faites-nous, pendant cette Foire,
Loger à la Tête-d’argent. 

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